Je voudrai présenter ici, en hommage à Françoise Sullet avec qui j’ai si souvent dialogué sur les questions du discours politique, ce qu’est la problématique de mon dernier livre concernant le discours populiste.1
Pour comprendre le sens de mon étude, il me faut d’abord rappeler qu’analyser un discours, c’est recueillir ce qui se dit pour en faire des « corpus » selon un certain nombre de paramètres ; qu’analyser le discours politique, c’est analyser le discours de « l’offre politique », analyser le discours de « la demande sociale » et confronter les deux. Si je fais ce rappel qui relève somme toute de l’évidence quant à ce qu’est la procédure d’une telle analyse, c’est parce que dans les travaux qui portent sur le discours politique on s’intéresse presque exclusivement au discours des dirigeants, leaders et responsables politiques — ce qu’on peut appeler l’« offre politique » —, et on néglige les discours qui proviennent de la société civile et citoyenne — ce qu’on peut appeler la « demande sociale » —. C›est ce à quoi je me suis employé dans cette étude qui m›a conduit à montrer comment un discours politique qui s›entend dans les extrêmes de l›échiquier politique produit un « brouillage » des enjeux politiques.
Le discours populiste se construit sur les trois piliers de ce scénario, mais en en portant les caractéristiques à l›excès : le désordre social est exacerbé à l’aide d’un discours de victimisation qui décrit les forces du mal et construit un bouc émissaire ; les responsables deviennent des coupables à l’aide d’un discours de satanisation qui en fait des adversaires à éliminer ; quant aux valeurs elles sont défendues de façon paroxystique, glorifiant la tradition, le passé et la pureté des identités, et leur défenseur se présente comme un sauveur parfaitement intègre, voire comme un messie.
Sa stratégie discursive se déploie essentiellement sur le terrain des émotions et des sentiments : la peur de l’autre qui engendre des sentiments xénophobes ; la peur de perdre sa condition sociale qui relègue les personnes dans la non existence ; la colère contre les injustices et les inégalités ; le doute vis-à-vis de l’information et du savoir, source de défiance provoquant désenchantement, impuissance et tendance au complotisme ; l’incertitude face aux forces de la mondialisation et de la nature, source d’angoisses face à l’inconnu. Du point de vue de sa stratégie discursive, le discours populiste s’inscrit donc dans le discours politique en l’exacerbant.
Le brouillage rhétorique
Droite et gauche emploient un même discours de victimisation de la classe populaire, en agitant des peurs : peurs identitaires de désidentification nationale sous la menace d’une invasion étrangère (droite), et sous les diktats d’une Europe perçue comme puissance souveraine abstraite, sans identité propre (droite et gauche) ; peurs du déclassement social du fait de la mondialisation de la crise économique et financière, et d’une économie ultralibérale, qui brouillent la distinction entre les catégories sociales, ayant en commun une perte du pouvoir d’achat ; peurs face à l’insécurité en focalisant sur les actes de délinquance, les banlieues qui brûlent, l’école qui n’est plus un lieu sanctuarisé mais de décadence morale et d’incivilité. Ainsi, gauche radicale et extrême droite se retrouvent dans la prise en compte des affects en jouant sur les peurs, les colères, les indignations et les mépris.
Droite et gauche emploient un même discours de satanisation des coupables. L’Europe présentée comme le suppôt du capitalisme financier et du néolibéralisme : « idole brutale et insatiable »2 ; un « carcan étouffant et destructeur [qui impose] l’ultralibéralisme et [le] libre-échange, au détriment des services publics de l’emploi, de l’équité sociale et même de notre croissance économique »3 dit l’extrême droite. « L’Union européenne abolit notre histoire républicaine et elle nous le fait payer sonnant et trébuchant ! »4 dit la gauche radicale, en dénonçant le capital financier : « Le monde que nous avons sous les yeux est le résultat de la domination accrue du capital financier sur le monde, le produit monstrueux de deux décennies de politiques néolibérales qui ont jeté les germes d’un grave recul de civilisation. ». Est critiqué tout ce qui fait système (institutions et bureaucratie) qui serait la cause de tous les maux : « Le système, c’est un groupe de personnes qui défendent leurs propres intérêts sans le peuple, ou contre lui. »,5 pour l’extrême droite ; « Le système, c’est la caste. » pour la gauche radicale.6 Sont également coupables les politiques et toutes les élites, auxquelles on reproche de tenir un discours expert qui ne raisonne qu›avec des chiffres, qui se vendent aux diktats du néolibéralisme, et qui sont déconnectées de la France profonde, de la «France oubliée»,7 quand on ne les accuse pas d’être corrompues.
Droite et gauche en appellent au peuple et se fondent avec lui. Le discours d’appel au peuple, qui est concomitant aux autres discours, se trouve également dans les deux extrêmes. On le nomme, tantôt « le petit peuple », tantôt « les gens », « les abandonnés » ou « les laissés pour compte », et on l’appelle à croire en la promesse de rédemption et de libération du joug imposé par les élites. On lui fait miroiter l’illusion de changement immédiat ; on l›appelle à l›action directe en court-circuitant les appareils administrativo-politiques et en réclamant des référendums au nom d›une démocratie participative. On appelle ses concitoyens à se fondre dans une âme collective toute tendue vers un désir de salut, car il s›agit de mobiliser l›espoir. Ainsi, le leader populiste, selon son tempérament et son charisme, pourra aller jusqu›à se présenter comme le leader providentiel tels, bien que de façon différente, les Trump aux États-Unis, Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie, Bolsonaro au Brésil, Pablo Iglesias en Espagne, Beppe Grillo et Salvini en Italie, Le Pen et Mélenchon en France. Il s’érige alors en guide du peuple, et s’il a du charisme, il prend figure de prophète. Il peut même aller jusqu’à se confondre avec le peuple, à l’instar d’un Chavez qui déclarait : « Je ne suis déjà plus moi-même, je suis un peuple qui est ici debout, avec son courage et sa dignité, écrivant à nouveau son histoire, le peuple de Bolívar ».8 Il faut en outre qu’il soit crédible en se construisant un ethos d’authenticité : « Je suis tel que vous me voyez », « Je fais ce que je dis », « Je n’ai rien à cacher ». Il s’agit d’établir un rapport de confiance aveugle avec le peuple en se montrant pur.
Mais restons dans le contexte français. Droite et Gauche défendent la souveraineté populaire. Les deux se retrouvent, de façon différente, autour de l’Europe : atteinte à la souveraineté économique puis politique, comme en témoigneraient les décisions de la Cour de justice européenne. Il est reproché à l’Europe d’imposer ses diktats néolibéraux (la durée du temps de travail à l’armée),9 et de promouvoir un fédéralisme néo-libéral qui efface les différences nationales : il n’y a pas de souveraineté européenne parce qu’il n’y a pas de peuple européen, argue-t-on ici et là, gauche et droite se retrouvant dans ce qu’écrivait Ernest Renan au dix-huitième siècle : « Ce qui constitue une nation, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir. » L’extrême droite défend le souverainisme au nom du mythe de la nation organique contre une « Europe libérale (…) qui maintient tous les peuples sous le joug de l’axe Sarkozy-Merkel (qu’) il faut briser en France ».10 La gauche radicale, elle, le fait au nom du peuple-citoyen et de l’égalité : « Soyons le peuple souverain en tous lieux, citoyens dans la cité et au travail ».11 Mais à droite comme à gauche, les leaders demandent un référendum à propos du traité de l’Union européenne, et même son extension dans le cadre d’une démocratie participative : pour Jean-Luc Mélenchon, il faut « renforcer et amplifier la souveraineté directe du peuple » ; pour Marine Le Pen, il faut en passer par un référendum parce que « pour renégocier un traité, on commence par voter contre pour dire qu’on n’est pas d’accord ! ».12
Droite et Gauche défendent une économie souveraine. L›extrême droite en prônant une économie protectionniste : « Je vais mettre fin à la dictature des marchés financiers en instaurant un État fort, stratège et protecteur ».13 La gauche radicale en revendiquant une économie nationale de marché, une relocalisation des activités de façon à ce que « le pouvoir [soit] au peuple, pas à la finance ».14 Ces deux partis sont contre une économie néolibérale internationale, et se réclament d’un « patriotisme économique », en fustigeant une fiscalité qui exige trop de taxes et trop d’impôts. Dans les deux camps, être libéral, c’est être fils de la révolution française et de la République, au nom de l’émancipation, de la liberté de l’individu et du droit à la propriété privée contre celle des seigneurs (autrefois), de l’État (aujourd’hui), ce qui n’est pas sans contradiction. En effet, le libéralisme, qu’on appellera sociétal, est bien issu de la Révolution comme émancipation de l’individu et son droit à exister de façon autonome que l’on retrouvera plus tard dans la déclaration des droits de l’homme, mais en même temps il engendre un libéralisme économique qui prône la liberté d’entreprise, la concurrence dans le marché et une loi du plus fort à des fins de développement des richesses censées retomber sur les classes populaires.15
Droite et Gauche défendent une identité nationale. Un certain nationalisme, à l’extrême droite en exaltant un patriotisme de nation de souche, appelant à « un vaste rassemblement des patriotes de gauche comme de droite », à gauche en exaltant un patriotisme de nation égalitaire des droits sociaux. Malgré ces quelques différences, c’est bien à un brouillage des idéologies qu’on assiste autour de la question de l’identité comme indépendance : indépendance politique comme droit à la souveraineté nationale, indépendance économique comme droit à disposer de ses propres ressources, indépendance du peuple comme droit à se reconnaître dans sa spécificité historique. La notion d’État-nation a toujours été source de division, la gauche se voulant internationaliste, la droite d’un nationalisme autoritaire et antisémite (affaire Dreyfus). Mais maintenant droite et gauche se retrouvent dans un nationalisme contre tout délitement identitaire.
Droite et Gauche défendent des mêmes valeurs républicaines, comme on le voit à propos de la laïcité. Certes, il semble y avoir opposition entre les deux camps en ce qui concerne l’immigration, l’extrême droite estimant qu’il faut résister au multiculturalisme en exigeant que les immigrés s’assimilent ou qu’ils soient expulsés du pays : « Je m’oppose aux étrangers au nom des valeurs républicaines, parce qu’ils sont incompatibles avec ces valeurs », alors que la gauche radicale rappelle l’universalité des valeurs de la République en prônant, non pas l’assimilation, mais l’intégration des populations immigrées au nom de la solidarité sociale et de l’égalité des droits, et cela conformément aux matrices idéologiques de droite comme de gauche, la première soutenant l’individu-nature, la seconde la société-homme qui commande l’organisation sociale et s’impose à l’individu. Il n’empêche que cette revendication des valeurs républicaines se fait unanimement contre la mondialisation et l’Europe responsables du non contrôle des mouvements migratoires, entretenant un imaginaire social xénophobe.
Droite et gauche manifestent une même vision du peuple. C’est ce qui ressort de l’analyse des matrices idéologiques de gauche et de droite. La droite a une vision ethniciste du peuple, la gauche une vision plébéienne. Mais cette différence se trouve maintenant recouverte par une nouvelle partition. A droite, une opposition entre un « Nous-les-Français-de-souche-chez nous », et un « Eux-les-étrangers-chez eux » ; à gauche, une opposition entre un « Nous-le-peuple-des-gens-pauvres », et un « Eux-les élites-corrompues-riches ». Mais du fait que les deux camps vouent aux gémonies les élites, les puissants, les riches, les dirigeants autoritaires, s’effacent la lutte des classes à gauche, l’opposition bourgeoisie/peuple à droite. Ces discours dont le dénominateur commun est un droit à être soi contre l’autre, créent un imaginaire social du peuple qui distingue et oppose les « Nous d›en bas » et les « Nous d›en haut », « l’oligarchie et le peuple », une opposition entre deux entités floues que seraient grands et petits, bons et mauvais citoyens.
État de la demande
Pendant longtemps, a prévalu un clivage entre les deux grandes tendances que sont le « conservatisme » et le « progressisme », qui étaient revendiquées par divers corps de métiers et par la voix des organisations syndicales. Les résultats des élections ont montré que, jusqu’en 1980, l’électorat était divisé entre électeurs à faible capital économique et éducatif qui votaient plutôt à gauche, et électeurs à fort capital économique et éducatif qui votaient plutôt à droite. Puis l’électorat s’est progressivement fragmenté jusqu’à ce que l’on constate des transferts de voix, une partie de l’électorat de gauche se répartissant entre la gauche radicale et l’extrême droite, une partie de l’électorat de la droite de gouvernement glissant vers l’extrême droite, sans compter l’augmentation de l’abstention, à droite comme à gauche.
Maintenant ce clivage se trouve perturbé par les discours de l’offre politique et les commentaires qui en sont diffusés par les divers médias. Les enquêtes d’opinion mettent en évidence ce phénomène de fragmentation, de changement partisan et de transfuge des électeurs en rapport avec les valeurs qui sont exprimées. On apprend que, sur 87% d’une population enquêtée qui estime que l’État manque d’autorité, 56% se déclarent du Front de gauche, 76% du Parti socialiste, 99% des Républicains. Parallèlement, 65% de l’ensemble veut que l’on accorde plus de pouvoir à la police, 70% juge la justice laxiste, et 87% réclame un vrai chef pour remettre de l’ordre. Cette demande d’autorité s’accompagne d’une demande de sécurité : les enquêtés amalgament délinquance, terrorisme et islamisme, qu’ils considèrent comme des menaces : 66% disent ne plus se sentir chez soi, et 83% estiment que l’intégrisme religieux est dangereux.16 L’European Value Study qui, depuis 1981, étudie tous les 10 ans l’évolution des valeurs dans une trentaine de pays, montre que les électorats de droite et de gauche se retrouvent autour de valeurs d’autorité : l’État-providence, les institutions comme la police, l’armée, la santé et l’école (en hausse de 80%), et contre les institutions politiques (la confiance en baisse de 40%) et les partis (baisse de 12%).17 Une enquête du Cevipof,18 à la veille des présidentielles de 2017, montre que les électeurs se situant «très à gauche» ou «très à droite» défendent la primauté de la volonté populaire, dénoncent la coupure entre les élites et le peuple, et s’élèvent contre les corps intermédiaires, les élus de la République, les syndicats et les journalistes. Ce qui est corroboré par une autre enquête du même institut sur la perception du populisme, lequel populisme culmine chez les électeurs «très à gauche» et «très à droite», et même au «centre».19
Les contradictions de droite et de gauche
A Droite, la fin de l’ordre vertical. La matrice idéologique qui soutient que c’est la nature qui s’impose à l’homme, que celui-ci doit en accepter les inégalités et se soumettre à l’autorité, se heurte maintenant à une demande sociale qui réclame de l’égalité, de la transparence dans la gestion des affaires de l’État, de la reconnaissance des minorités, et une évolution des valeurs sociétales. De même, sa doctrine d’un néolibéralisme économique défendu au nom de la théorie du « ruissellement » — mais qui en réalité favorise les entreprises multinationales, la finance internationale et la concurrence — se heurte à un désir de contrôle et de régulation, par une partie de l’électorat de droite qui demande davantage de protection sociale de l’État. Et en matière de mœurs, son conservatisme qui défend des valeurs telles que la famille fondée sur le couple homme-femme seul à pouvoir engendrer des enfants, qui s’oppose au mariage des personnes du même sexe, rejette la procréation médicalement assistée (PMA), refuse les interventions sur la fin de vie, et s’oppose à la recherche scientifique sur les cellules souches, ce positionnement sur les valeurs sociétales se heurte à un changement de la demande sociale qui, en majorité, comme en témoignent les enquêtes, est favorable à la reconnaissance de diverses minorités, de leurs droits égalitaires, et à la liberté en matière de procréation et de fin de vie.20
A Gauche, la fin de la lutte des classes. Les perturbations y sont encore plus prononcées et sévères. En effet, son corps de doctrine qui s’appuie sur des valeurs d’émancipation, de progrès, d’ouverture, de lutte internationale des classes populaires, est mis à mal. Son progressisme est remis en question par les développements d’une technologie qui désempare plus qu’elle n’émancipe, et qui produit des pertes d’emploi. A sa traditionnelle visée internationaliste s’est substitué un mondialisme économique abstrait qui divise les pays. Son esprit d’ouverture et de solidarité se heurte à l’invasion migratoire et à la demande de fermeture des frontières. Les enquêtes et les résultats électoraux montrent que les classes populaires et moyennes, plutôt enclines à voter à gauche, se déportent vers une demande d’autorité, de sécurité, de refus de l’immigration, de rejet du communautarisme ethnique et religieux. Les valeurs de hiérarchie et de méritocratie, autrefois honnies par l’électorat de gauche, sont considérées légitimes. Un certain conservatisme — particulièrement dans le monde rural et les petites villes déterritorialisées — est valorisé en tant qu’il est une résistance aux changements économiques, et qu’il permettrait de récupérer un style de vie du passé qui est en train de disparaître, rejoignant en cela l’électorat de droite. Cette population reproche aux partis de gauche de s’occuper davantage des minorités sociales que de l’immigration qui augmente l’insécurité. La gauche européenne qui se déclarait partisane de l’ouverture des frontières ouvertes, puis, postérieurement, a exigé seulement quelques aménagements techniques, s’est heurtée à l’assentiment des classes populaires aux thèses de la désidentification (invasion et dénationalisation), et se sont senties trahies.21 Enfin, les classes ouvrières et populaires qui agissaient naguère en relation avec les corps intermédiaires, dont les syndicats, revendiquent un « droit à être soi-même » et à agir sans relais, sans leaders ni intermédiaires syndicaux, ces classes se sont émancipées et réclament un droit à mener leur propre lutte. La gauche se trouve dépouillé de ses mythes sur le peuple, le progrès et l’égalité au profit du mérite.
Où est-on ?
C’est à la rencontre des discours de la demande sociale et de l’offre politique que s’engendre un populisme transversal, lequel, par ses effets de brouillage idéologique, perturbe les clivages classiques, à droite et à gauche. On ne sait plus qui a le monopole du conservatisme et du progressisme. Le conservatisme propre au corps de doctrine de la droite, revendiqué au nom des valeurs de tradition et de filiation, se retrouve maintenant à gauche dans une version plus sociétale, celle d’une défense des droits acquis au nom de valeurs égalitaires. Le progressisme caractéristique du corps de doctrine de la gauche, défendu au nom de l’émancipation de l’individu, est lui-même mis à mal sous les effets conjugués du capitalisme financier et du développement des technologies qui interroge la notion même de progrès. Se trouvent brouillées les différences entre universalisme et relativisme, intérêt général et intérêts particuliers, allant jusqu’à mélanger libéralisme politique, libéralisme sociétale et libéralisme économique. Il s’ensuit un éclatement de la matrice républicano-naturaliste de la droite, et de la matrice républicano-émancipatrice de la gauche ; un éclatement de la démocratie chrétienne française en un archipel multiculturel.22 Et puis, une série de contradictions : contradiction entre nationalisme unitaire et communautarisme ; contradiction entre revendications libertaires et demande de protectionnisme ; contradiction entre demande d’égalité et reconnaissance du mérite ; contradiction, enfin, entre demande de croissance consumériste et exigence de décroissance.
Ainsi se confondent droite et gauche. Il n’est plus question de lutte de classes, de divisions entre une classe ouvrière et une classe bourgeoise, mais d’un nouveau clivage social entre des vrais et des pseudo-français, des riches et des pauvres, ceux d’en haut et ceux d’en bas, autrement dit un Nous, légitime, contre un Eux, illégitime, incitant à ne pas être l’autre, nouveau clivage alimentant en même temps la défiance envers les élites et le rejet de tout système. Bien sûr demeurent quelques différences entre les extrêmes de droite et de gauche, la première insistant davantage sur le protectionnisme, la seconde sur l’égalité entre les citoyens ; l’extrême droite entretenant une vision ethnique élitiste et fermée du peuple, l’extrême gauche une vision plébéienne égalitaire et ouverte. Ces différences pourtant ne sont pas toujours perçues ni entendues par une partie de la demande sociale, parce que prédomine un discours dont le dénominateur commun est un droit à être soi contre l’autre, qui crée un clivage entre les « Nous d’en bas » et les « Nous d’en haut », « l’oligarchie » et « le peuple », une opposition entre deux entités floues que seraient grands et petits, bons et mauvais citoyens. Voilà peut-être le symptôme d’une crise de société, crise de défiance envers les élites, crise de la solidarité sociale et crise au regard du savoir.